
Le film eXistenZ, sorti en 1999, propose une réflexion sur les jeux en réseau et sur un type de réalité virtuelle immersive à laquelle on se connecte grâce à un pod. Cette console d’un nouveau type est un être vivant augmenté de fragments synthétiques. L’histoire raconte la fuite de la créatrice du jeu vidéo eXistenZ aidée de son garde du corps alors qu’elle est traquée par des tueurs appartenant à une secte, les Réalistes. Ces derniers s’opposent à la technologisation des corps et à la virtualisation de l’humanité, de plus en plus tentée par les jeux vidéo. Allegra Geller échappe de peu à la mort à plusieurs reprises, mais à la fin, on découvre qu’elle sort du jeu vidéo. Toutes les scènes vécues jusqu’alors se déroulaient en fait dans le virtuel. Les deux héros, qui jouaient les personnages traqués par les terroristes, se révèlent être les criminels ayant inspiré le scénario du jeu. Ils abattent le créateur du jeu Transcendenz, dans lequel ils évoluaient depuis le début du film. Ils se demandent à la fin de la fiction s’ils sont encore dans le jeu, où s’ils sont bien les criminels acquis à la cause Réaliste.
Ce film de science-fiction expose une réflexion sur l’avenir du débat politique qui accompagnera le développement des technologies du virtuel. Si ces innovations constituent des objets d’un véritable culte et d’une addiction radicale chez certains adeptes n’hésitant pas à qualifier Allegra Geller de grande prêtresse, elles suscitent aussi une opposition farouche de la part d’une frange de la population. Les Réalistes désignent les personnes hostiles au virtuel, à l’immersion de l’humanité dans des simulations informatiques qui la déconnectent de la réalité et la plongent dans une forme de schizophrénie, l’empêchant de distinguer le réel de la fiction. Les Réalistes existent déjà bel et bien, sans toutefois prendre la forme d’un mouvement politique terroriste. Nous pouvons notamment constater l’émergence d’un courant de pensée similaire depuis l’annonce de la volonté de Mark Zuckerberg de réaliser le métavers. Les critiques semblent plus nombreuses que les adeptes de cette technologie. Certains critiquent les psychoses dont seraient atteints les utilisateurs de cette innovation, d’autres regrettent l’utilisation exagérée d’énergie des serveurs, ou encore les inégalités sociales et les différents vices qui toucheront les utilisateurs. Il existe une polarisation de l’opinion entre les adaptes et les opposants au virtuel. On retrouve fréquemment, lors de l’apparition d’une nouvelle technologie, l’apparition de technocritiques au sens de François Jarrige. Les individus hostiles au progrès n’hésitent pas à dénoncer la fuite en avant de l’humanité vers de nouveaux horizons ouverts par les innovations dénoncées comme démoniaques.
eXistenZ est symptomatique de la tendance de la science-fiction à imaginer le futur du capitalisme en même temps que la critique du progrès technique. Le film présente une technologie révolutionnaire, issue des biotechnologies, permettant le développement de jeux vidéo très réalistes branchés directement sur le système nerveux des utilisateurs, connectés via un cordon ombilical branché sur leur bioport, une prise créée au bas de leur colonne vertébrale. Si le jeu vidéo est étonnamment réaliste et pourrait susciter l’envie de potentiels consommateurs, à l’image des fans rencontrés par Allegra Geller dans le film, il pourrait aussi provoquer un certain effroi et un sentiment repoussant vis-à-vis du virtuel. Ainsi, le film semble davantage accréditer la thèse Réaliste à la fin, en faisant des héros des agents à la solde de la cause anti-virtualiste. eXistenZ est donc davantage une critique du capitalisme virtuel et du business des jeux vidéo, qu’une apologie de ces technologies futuristes, qui pourraient nourrir l’imaginaire d’innovateurs en quête de nouvelles idées. De même, dans Matrix, la matrice est une réalité simulée très réussie, faisant rêver sur le potentiel de la réalité virtuelle, mettant l’humanité en interaction dans un monde parallèle généré par des ordinateurs. Mais cette innovation, dont on nous suggère qu’elle pourrait devenir une réalité dans quelques dizaines, voire centaines d’années, est aussi montrée sous un angle repoussant. On s’y connecte via une neuroconnexion qui semble très douloureuse. Il faut subir une intervention chirurgicale, comme dans eXistenZ, pour obtenir le privilège de pouvoir se connecter au monde virtuel. Ainsi, la mise en réseau d’une douzaine d’humains dans eXistenZ, avant d’en interconnecter des millions, et de l’humanité tout entière dans Matrix, se fait au prix d’une violence corporelle initiale. Jude Law, dans eXistenZ, est un des rares humains à ne pas avoir de bioport, car il ressent une peur panique à l’idée de se le faire créer. Il s’agit d’un orifice créé à l’aide d’un outil entre la foreuse et la perceuse, et la scène de la création de son bioport, dans une station-service glauque et peu hygiénique, souligne le discours hostile à cette technologie. On apprend même qu’il existe un risque de rester paralysé lors de l’opération.
Il est difficile d’évaluer l’impact de ces films sur l’imaginaire collectif des utilisateurs de réalité virtuelle à l’avenir. Ont-ils accéléré le processus d’innovation en stimulant la créativité des ingénieurs en informatiques, à la recherche d’une réalité parallèle, d’une simulation ultime permise par l’interconnexion des ordinateurs ? Ont-ils au contraire généré des limites éthiques et morales au développement de la neuroconnexion, les spectateurs voyant dans cette technologie l’incarnation d’une innovation démoniaque ? La science-fiction constitue un imaginaire infernal de la civilisation industrielle. Elle exploite et représente le flux désirant capitaliste, pour reprendre la terminologie deleuzienne, mais en montre aussi une des critiques les plus radicales. Cet imaginaire montre les technologies les plus révolutionnaires, en même temps que les réactions les plus extrêmes à leur diffusion. Les hackers dans Matrix dénoncent la domination des machines qui aliène l’humanité dans le virtuel. Les Réalistes d’eXistenZ s’opposent aussi à la civilisation du virtuel en s’attaquant aux créateurs des jeux vidéo. Dans Virtual Revolution, des rebelles sont aussi opposés à la civilisation du virtuel qui pousse des millions de personnes à fuir le réel pour ne vivre que dans une simulation à laquelle ils se connectent grâce à un casque de réalité virtuelle.
Dans ces films, on retrouve une extrapolation et une spéculation radicale du devenir de technologies à l’état expérimental au moment de la réalisation des œuvres. Les travaux menés dans les laboratoires inspirent les artistes à l’origine de ces fictions, qui imaginent les modalités de résistance politique à une généralisation de ces innovations. La science-fiction est donc un genre éminemment paradoxal, portant à la fois les délires technicistes les plus extrêmes, et imaginant les courants d’opposition à leur utilisation systématique, conçue comme une perversion. Reste à se demander quelle est la base idéologique, voire théologique de la science-fiction, à partir de laquelle elle se permet de critiquer le devenir d’un système technicien émanant d’un flux désirant provenant des fonds des âges. En relayant ce flux et les désirs inconscients de l’humanité, la science-fiction joue aussi un rôle fondamental dans le processus d’innovation. Elle capte les technotypes inhérents à ce flux inconscient et les représente dans des œuvres à l’impact considérable sur l’imaginaire collectif.
Reste à déterminer si ces représentations ambivalentes et paradoxales jouent plutôt en faveur de la création de bulles spéculatives, ou si au contraire elles nuisent à l’innovation réelle en provoquant des peurs, ces imaginaires psychotiques, voire schizophréniques et violents, pouvant générer davantage d’effroi à l’égard des technologies comme la réalité virtuelle qu’un réel attrait.
Thomas Michaud