
La conquête spatiale est un enjeu stratégique, symbolique et économique majeur pour l’Europe. Si les Américains sont depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale les leaders incontestés dans ce secteur, challengés par les Russes, puis par les Chinois, les Européens ont longtemps contribué à la science spatiale en obtenant des résultats importants pour la connaissance du système solaire et du cosmos. L’Agence spatiale européenne (ESA) est un acteur incontournable dans le vieux continent. Institution intergouvernementale, elle a lancé des missions remarquables ces dernières décennies, comme Ariane ou Galileo, et cristallisé les aspirations spatiales de millions d’Européens. Toutefois, certains acteurs posent la question d’une éventuelle réforme de l’agence pour en faire une institution supranationale, dirigée par l’Union européenne. Elle serait alors chargée de missions plus ambitieuses et dotée d’un budget supérieur. La question de la gouvernance du secteur spatial est stratégiquement cruciale à une époque marquée par de profondes mutations. Le courant du New Space, venu des Etats-Unis, se caractérise par une privatisation de la conquête spatiale. La NASA, si elle continue à financer de nombreux projets et recherche, est challengée par une multitude d’acteurs privés dont les plus médiatiques sont financés par des milliardaires comme Elon Musk ou Jeff Bezos. Jeff Bezos souhaite construire des usines sur la Lune alors qu’Elon Musk envisage de créer une ville d’un million d’habitants sur la planète Mars et une civilisation multiplanétaire. D’autres acteurs, notamment luxembourgeois, envisagent aussi l’exploitation minière des astéroïdes. Un tel enjeu pourrait générer une nouvelle économie, à l’échelle du système solaire. Dès que les technologies seront disponibles, il deviendra possible d’extraire des métaux de ces astres disséminés dans le cosmos et qui pourraient alimenter la construction de stations gigantesques ou de structures abritant l’humanité sur d’autres planètes.
Ainsi, l’Europe doit aborder ces enjeux colossaux avec pragmatisme et imagination. D’une part, elle doit permettre l’éclosion d’entreprises ou d’acteurs publics compétitifs au niveau mondial, afin de ne pas se trouver marginalisée dans la course à la Lune, à Mars, et aux astéroïdes. Les peuples européens doivent être mobilisés pour participer à l’élaboration des politiques de R&D et d’innovation, mais aussi de visions stratégiques à moyen ou long terme. Les décideurs devront éviter le piège d’un technocratisme qui pourrait les isoler de peuples à l’influence pourtant fondamentale dans la définition des rêves et de l’imaginaire futuriste.
La science-fiction est un élément central dans la création des visions du futur dans les secteurs technoscientifiques. Dès l’an 2000, l’ESA s’est intéressée à cet imaginaire technique dans le rapport ITSF en élaborant une cartographie des technologies spatiales présentes dans les romans et les films les plus créatifs. Le but était d’alimenter les ingénieurs de l’agence en représentations susceptibles de les influencer et de les rendre plus innovants. L’ESA a pris exemple sur la NASA, reconnue pour avoir noué des liens avec les auteurs de science-fiction il y a déjà plusieurs décennies et en finançant abondamment les agences de futurologie, consciente de l’impact des visions du futur sur les décideurs, mais aussi sur un public qui finance en partie la conquête spatiale à travers les organisations étatiques ou intergouvernementales.
Le design fiction est un élément important de la créativité depuis le milieu des années 2010. Elle consiste à développer une mentalité science-fictionnelle au sein des entreprises et des organisations pour générer des fictions ou des prototypes susceptibles d’alimenter les visions stratégiques des décideurs, mais aussi de stimuler l’imaginaire d’acteurs multiples de la société. La science-fiction est en effet devenue une culture dominante dans les systèmes innovants, en raison de la multiplication de fictions qui se sont réalisées, bien que la conception d’une science-fiction prophétique soit considérée comme un mythe néfaste par certains auteurs comme Cory Doctorrow.
Il n’en reste pas moins que je me suis prêté à l’exercice de la technofiction, c’est-à-dire des courts récits de science-fiction se déroulant dans les prochaines années et décennies, le but étant de décrire et d’anticiper le rôle de l’Europe et de l’ESA dans le secteur spatial lors du siècle à venir. Il est question d’ingénierie climatique, de terraformation, de création d’une économie interplanétaire reposant sur l’exploitation de la Ceinture d’astéroïdes, mais aussi de piraterie spatiale ou d’industrie multiplanétaire…
Ce livre permet une approche prospective de la politique spatiale européenne, appelant à prolonger le pragmatisme ayant mené à des réalisations encourageantes comme la mission Mars Express, mais aussi à développer un imaginaire politique et technoscientifique à travers toute la société afin de construire une véritable culture pour une Europe spatiale ambitieuse. Pour cela, l’Union européenne et l’ESA devront unir leurs forces et compétences et construire un projet susceptible de renforcer les liens entre des peuples européens qui ont déjà montré dans l’histoire leur faculté à réaliser de grandes ambitions.