La science-fiction institutionnelle

Le livre La science-fiction institutionnelle, publié chez L’Harmattan en 2023, traite des origines et de différentes pratiques de design fiction et de science fiction prototyping. L’ouvrage est l’aboutissement de plusieurs années de recherches, pendant lesquelles j’ai pu consulter les œuvres des principaux théoriciens de cette nouvelle approche consistant à utiliser la science-fiction pour créer des prototypes ou imaginer les applications futuristes d’innovations. Des auteurs comme Julian Bleecker, du Near Future Laboratory, Brian David Johnson, de l’entreprise Intel, Nicolas Minvielle et Olivier Wathelet du collectif français Making Tomorrow, Dunne et Raby, des designers à l’origine du design spéculatif, ou encore Pierre Musso, Laurent Ponthou et Eric Seulliet des Orange Labs, ont par exemple produit des livres qui ont contribué à théoriser une nouvelle approche, menant à l’utilisation de l’imaginaire dans les processus d’innovation. Dès le milieu des années 2000, le terme design fiction fut imaginé par l’auteur de science-fiction Bruce Sterling. Dès lors, la science-fiction devint un objet de recherche de plus en plus légitime pour les innovateurs, à la recherche d’idées futuristes et novatrices permettant de créer de nouveaux objets susceptibles de séduire le grand public. Toutefois, le design fiction est souvent conçu comme un moyen de critiquer le réel, et notamment le capitalisme, par l’intermédiaire de la dystopie. Les auteurs y voient un moyen de repousser les limites de l’imaginaire, ce qui doit permettre notamment d’envisager le pire. Une telle approche motive notamment les adeptes d’une science-fiction institutionnelle militaire. Les armées ont ainsi de plus en plus souvent recours à ce type de fictions, à l’instar de l’armée française, qui emploie une dizaine d’auteurs de science-fiction dans son projet Red Team, visant à imaginer les conflits des cinquante prochaines années. Les Américains sont particulièrement friands de  science-fiction, et l’armée utilise depuis plusieurs décennies les comics et les romans graphiques pour diffuser ses messages auprès du grand public, mais aussi de ses soldats.

J’utilise le terme science-fiction institutionnelle pour définir la science-fiction produite par les institutions, qu’elles soient gouvernementales, étatiques, militaires, universitaires, associatives, ou même des entreprises. En effet, une tendance récente consiste à créer des courts-métrages, des nouvelles, des romans, ou même des jeux vidéo de science-fiction pour concevoir le futur d’une entreprise, d’un secteur économique, ou d’un champ scientifique. L’utilisation de la science-fiction par les institutions constitue un nouveau courant pour cet imaginaire. S’il reprend les codes de la science-fiction mainstream, il est toutefois spécifique en étant au service d’une organisation, justifiant son existence et annonçant son action dans le futur. Ainsi, de nombreuses entreprises ont déjà créé leur propre science-fiction à travers des anthologies, des romans graphiques, et des courts-métrages. Microsoft a par exemple publié Future Visions. L’entreprise a regroupé plusieurs auteurs qu’elle a mis en relation avec des chercheurs de son centre de R&D afin qu’ils rédigent des histoires extrapolant des applications futuristes des programmes de recherche du début des années 2010. La compagnie d’aviation japonaise ANA a aussi lancé un concours de nouvelles de science-fiction visant à imaginer le futur de la téléprésence, conçue comme l’avenir des transports, pouvant selon les initiateurs du projet remplacer l’avion, la voiture et le bateau dans les prochaines années.

La pratique du design fiction est déjà bien développée et se déploie dans de nombreux pays comme la France. Une enquête menée au sein de la compagnie d’assurance la MAIF a montré qu’elle avait même atteint un certain niveau de vulgarisation. En effet, les auteurs et animateurs des ateliers contribuent à stimuler l’imaginaire et la culture science-fictionnels des employés pendant des séances où ils expriment leurs espoirs et leurs craintes vis-à-vis du futur. Il existe donc un design fiction expert, visant à créer de nouveaux concepts et des prototypes en mettant en contact des auteurs de science-fiction professionnels et des scientifiques, et un mode s’adressant à un public plus large, visant à stimuler l’imaginaire du futur d’une population, par exemple d’employés d’une entreprise.

Un chapitre du livre est consacré à la science-fiction institutionnelle dans les universités, les think tanks et les institutions étatiques. En effet cet imaginaire est de plus en plus répandu et fait l’objet de publications diverses et variées. Un grand nombre d’exemples sont évoqués et analysés, montrant la diversité des thèmes abordés grâce à la science-fiction. Si cette approche n’était pas évidente a priori il y a quelques années, la science-fiction étant victime d’un déficit de crédibilité et de légitimité, elle tend à devenir incontournable depuis une quinzaine d’années.

La science-fiction joue donc un rôle de plus en plus conscient sur les processus d’innovation, en inspirant les chercheurs, mais aussi les stratèges des organisations. Ces derniers voient dans cet imaginaire un moyen de plus en plus apprécié pour exprimer des idées, notamment dans une perspective managériale. Une question se pose toutefois : La science-fiction joue-t-elle un rôle positif sur la psychologie des individus ou peut-elle être à l’origine de psychoses ? La théorie de la grande migration fantastique, développée par des psychologues, affirme notamment que les individus qui affectionnent la science-fiction, nommés geeks, sont en fait des narcissiques compensant leur insatisfaction professionnelle par une fuite dans l’imaginaire. Le système économique est en effet source d’une grande frustration, que la science-fiction permet de compenser en permettant aux fans de ressentir un sentiment de puissance à travers la vie de leurs héros favoris. Une telle théorie est toutefois contredite par les pratiques des leaders du capitalisme global, qui tendent à utiliser la science-fiction pour définir ses stratégies et communiquer auprès des leaders d’opinion qui auront pour fonction de communiquer auprès du plus grand nombre les tendances à venir dans la plupart des secteurs économiques, et notamment au niveau technoscientifique. De nombreux psychologues s’accordent aussi pour affirmer le rôle positif de la science-fiction sur la créativité des individus, notamment chez les enfants, mais aussi dans la sphère professionnelle.

Entre utopie et dystopie, la science-fiction institutionnelle semble donc réactiver un imaginaire en perte de vitesse, et à proposer de nouvelles idées visant à donner de nouvelles perspectives au système économique, et notamment au capitalisme. Une prospective science-fictionnelle se répand de plus en plus dans les organisations. Le livre interroge notamment l’influence des représentations du futur sur la société. Il considère que ces dernières doivent être positives pour générer un monde meilleur. Un excès de visions pessimistes ou apocalyptiques pourrait avoir une influence néfaste sur la psychologie collective et générer des pathologies organisationnelles sources de dysfonctionnements, voire de catastrophes. Ainsi, la science-fiction institutionnelle est conçue comme un réflexe du système militaro-industriel de se réapproprier les modalités de création d’un imaginaire performatif favorable à une évolution positive du capitalisme. Ce réflexe de survie répond à la tendance dystopique et ultra critique de la science-fiction mainstream ces vingt dernières années, pouvant mener à une mentalité rétive au progrès, décliniste, risquant de mener à civilisation à sa perdition.

Robert Shiller, prix Nobel d’économie américain, théoricien de l’économie narrative, a insisté sur le rôle des récits sur la création des faits économiques majeurs comme les crises économiques, financières, ou les bulles spéculatives. Je m’appuie sur cette approche pour considérer que la science-fiction est un discours très influent sur la sphère économique, suscitant rêves et cauchemars sur le devenir des technosciences. Ainsi, Mark Zuckerberg souhaite réaliser le métavers, concept apparu dans le roman de science-fiction Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson en 1992. Elon Musk et Jeff Bezos veulent conquérir l’espace et sont aussi très influencés par la science-fiction. Je nomme ce type d’acteurs les entrepreneurs hyperréels, c’est-à-dire qu’ils ne distinguent plus le réel et l’imaginaire, souhaitant même faire de la science-fiction une réalité. Il convient donc de créer une science-fiction de qualité afin que les rêves de ces entrepreneurs cherchent à améliorer le monde, et non à réaliser de véritables dystopies.

La tendance actuelle consiste donc à créer une science-fiction institutionnelle pour que les entreprises, notamment, imaginent leur avenir et ne soient plus dépendante des imaginaires mainstreams, parfois outrageusement critiques ou dystopiques. Une entreprise comme Orange avait à la fin des années 1990 réalisé plus de 250 courts-métrages proches de la science-fiction pour imaginer le futur des télécommunications. De nombreuses multinationales, comme General Motors, Apple, ou Nokia, avaient déjà fait de même et cette approche est devenue très répandue. De plus petites entreprises pourraient même être tentées par la réalisation de telles œuvres pour médiatiser leur vision de l’avenir. En effet, les coûts de réalisation ont considérablement baissé et sont désormais accessibles à un nombre plus important d’acteurs.

Pour conclure, je me pose toutefois une question. L’imaginaire science-fictionnel est-il source de succès pour une institution ? En effet, ne risque-t-il pas de constituer un imaginaire délirant, pouvant mener les entreprises ou les armées vers des pistes erronées, pouvant les conduire à des échecs, voire à des catastrophes économiques. Par exemple, un an après l’annonce de Mark Zuckerberg de réaliser le métavers, les actions de Meta avaient chuté de plus de 60%, montrant le scepticisme des investisseurs vis-à-vis de ce projet peut-être jugé mégalomaniaque. La science-fiction institutionnelle a toutefois pour vocation d’être au service d’une vision du futur ambitieuse et positive, qui doit être utilisée avec précaution par les leaders du capitalisme global.

Thomas Michaud

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