La science-fiction est un élément important dans l’élaboration des stratégies des grandes entreprises, notamment technologiques et de télécommunication. Cette thèse repose sur une enquête de terrain de plus de trois ans au sein des Orange Labs, et plus précisément dans les projets de réalité virtuelle de France Télécom R&D. L’objectif était de déterminer les différentes modalités d’utilisation de la science-fiction par les chercheurs, ingénieurs, scientifiques et managers de l’entreprise. Il en ressort, après plusieurs interviews dont les vingt plus importantes sont reportées en annexes, que la science-fiction est filtrée par l’entreprise pour inspirer les décideurs. Une idéologie de la science-fiction contribue à structurer le discours stratégique de l’entreprise, qui peut ainsi diffuser son discours auprès des marchés et de ses employés. Par ailleurs, un philtrage science-fictionnel, c’est-à-dire la création d’un philtre visant à charmer les acteurs et reposant sur la science-fiction structure la stratégie de l’entreprise. La science-fiction, notamment cyberpunk, a beaucoup contribué à diffuser des représentations de technologies utopiques auprès des ingénieurs et des managers qui ont investi pour réaliser ces visions. La science-fiction constitue aussi une culture commune aux décideurs du capitalisme global. Elle a beaucoup contribué à structurer les visions innovantes en proposant des fictions avant-gardistes aux innovateurs durant le vingtième siècle. Les Orange Labs développent de nombreuses méthodes pour exploiter au mieux le potentiel innovant de ce genre artistique.

Cette thèse, soutenue au CNAM Paris en 2009 sous la direction d’Yvon Pesqueux examine le rôle structurel et idéologique de la science-fiction (SF) dans l’élaboration de la stratégie, de l’innovation et de la culture d’entreprise au sein de France Télécom, devenue Orange. L’analyse révèle que la SF n’est pas une simple source d’inspiration périphérique, mais une subculture d’entreprise et une idéologie fondamentale qui informe la vision, les projets de R&D et le discours managérial.
Les points clés sont les suivants :
1. Une Idéologie Technoscientifique : La science-fiction, en particulier le courant cyberpunk des années 1980-2000, fonctionne comme une idéologie dominante au sein du capitalisme technologique. Elle fournit un discours fédérateur, des visions prospectives et un réservoir de concepts (cyberespace, métavers, avatars) qui structurent la R&D et les ambitions stratégiques.
2. Un Processus de Gestion de l’Imaginaire : L’entreprise gère activement cet imaginaire à travers un processus de « filtrage » et de « traduction ». La R&D agit comme un « cerveau psionique » qui étudie, classifie et adapte les discours de la SF pour les rendre compatibles avec les objectifs commerciaux. Les concepts bruts de la SF sont purgés de leur dimension potentiellement anxiogène pour être intégrés dans un discours marketing « techno-naturel » plus acceptable pour le grand public.
3. L’Ère du « Délire » et de la Rationalisation : La période de la bulle spéculative (1995-2001) a représenté un apogée de l’influence de la SF, marquée par un « excès d’optimisme » et un « délire » organisationnel où les employés croyaient activement construire les mondes décrits dans des œuvres comme Matrix. La quasi-faillite de France Télécom en 2002 a entraîné une « purge intellectuelle », une rationalisation du discours stratégique et une mise à distance de la SF, jugée trop délirante et dangereuse pour la crédibilité financière.
4. Une Influence Opérationnelle et Ambivalente : L’influence de la SF est visible dans des projets concrets comme Solipsis (inspiré du Samouraï Virtuel), le programme Cybermonde (nommé d’après le cyberespace de Gibson) ou le mur de téléprésence (anticipé dans de nombreuses œuvres). Cependant, cette influence est ambivalente : la SF est à la fois une source de créativité et de subversion, un outil de motivation managériale et une source de désordre potentiel qui doit être contrôlé.
En somme, la science-fiction constitue une matrice discursive essentielle pour une entreprise comme Orange. Elle est un carburant pour l’innovation, un outil de cohésion sociale pour les ingénieurs et une source de légitimité pour les projets futuristes, mais son intégration dans la stratégie officielle nécessite un processus complexe de contrôle, de traduction et de normalisation.
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1. La Science-Fiction comme Idéologie et Subculture d’Entreprise
L’analyse démontre que la science-fiction transcende le statut de simple genre artistique pour devenir une véritable idéologie au sein du capitalisme technoscientifique, et plus spécifiquement une subculture profondément ancrée dans les centres de R&D comme les Orange Labs.
L’Idéologie de la Science-Fiction
La thèse postule que « l’idéologie de la science-fiction » constitue un discours fédérateur et structurant pour le capitalisme technoscientifique. Elle n’est pas seulement une source d’idées, mais une méthode utilisée par les stratèges et les ingénieurs pour :
• Décrypter les tendances du futur et étudier l’imaginaire des marchés.
• Concevoir de nouveaux produits en adéquation avec les attentes générées par la fiction.
• Construire un discours enchanteur capable de stimuler les investisseurs, les employés et les consommateurs.
• Légitimer des politiques d’innovation et des grands projets, comme ce fut le cas pour le programme spatial Apollo soutenu par le succès de la série Star Trek.
Cette idéologie est performative, suivant la formule d’Austin « Quand dire, c’est faire ». Le discours de la SF est instrumentalisé par les acteurs de l’entreprise dans la perspective de réaliser les rêves technologiques qu’il énonce.
Le Courant Cyberpunk comme Influence Majeure
Parmi les différents courants de la SF, le cyberpunk est identifié comme le plus influent sur les élites technologiques de France Télécom. Apparu dans les années 1980 avec des œuvres fondatrices comme Neuromancien de William Gibson (1983) et popularisé par la trilogie Matrix, ce courant a fourni l’essentiel de l’imaginaire lié aux technologies du virtuel :
• Le cyberespace : Concept de Gibson décrivant une « hallucination consensuelle » qui est devenu la métaphore fondatrice d’Internet.
• Le métavers : Univers virtuel décrit par Neal Stephenson dans Le Samouraï Virtuel, inspirant directement des projets de mondes partagés.
• Les avatars, la neuroconnexion, les mégacorporations : Autant de thèmes qui ont façonné la vision du futur des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Le « Communicisme » : Une Ramification Idéologique
Le « communicisme » est un concept dérivé de l’idéologie de la SF, qui présente les technologies de télécommunication utopiques comme un moyen d’atteindre un état de communication parfait et universel. Cette idéologie promet :
• L’abolition des distances et des transports.
• L’accès universel et démocratisé à l’information.
• Une planète entièrement mise en réseau, assurant sécurité et transparence.
Cette vision est illustrée par Damien Douani, chef de projet aux Orange Labs, qui décrit une « sphère informationnelle totale » où la connectivité est fluide et omniprésente, allant jusqu’à évoquer la maîtrise de la télépathie dans 100 ans.
2. La Gestion de l’Imaginaire : Filtrage, Traduction et Délire Organisationnel
L’intégration de la science-fiction dans l’entreprise n’est pas un processus passif. Elle fait l’objet d’une gestion active et complexe, oscillant entre l’encouragement de la créativité et la répression des excès.
Le Rôle de la R&D comme « Cerveau Psionique »
Le centre de R&D est comparé à un « cerveau psionique » ou un « cerveau holographique » (métaphore de Gareth Morgan) pour l’entreprise. Sa fonction est de :
• Filtrer l’imaginaire : Étudier et classer les discours prospectifs, notamment de la SF.
• Gérer la « folie » de la société : Assimiler les désirs et les craintes des marchés pour les traduire en stratégies.
• Traduire les discours : Reformater les concepts de la SF, souvent considérés comme « populaires » ou « prolétariens », en un discours d’entreprise sobre, original et à forte valeur ajoutée.
Ce processus de filtrage idéologique est essentiel pour que l’organisation puisse s’approprier la puissance de l’imaginaire sans être corrompue par sa dimension potentiellement irrationnelle.
La Bulle Spéculative : Entre « Délire » et « Purge Intellectuelle »
La période 1995-2002 constitue une étude de cas majeure de la gestion de cet imaginaire.
• L’Excès d’Optimisme (1995-2001) : Durant la bulle Internet, l’enthousiasme pour les TIC a été exacerbé. France Télécom a participé activement à la création d’un « délire sur les vertus des technologies du virtuel ». Des employés, voyant leurs actions atteindre des sommets, se sont crus « virtuellement millionnaires » et ont eu le sentiment de construire les technologies de Matrix. L’entreprise a produit des dizaines de courts-métrages de SF (les « dreamstories ») et la créativité était débordante.
• La Quasi-Faillite et la Rationalisation (2002) : L’éclatement de la bulle a mené France Télécom au bord du dépôt de bilan. Cet événement a été analysé comme la conséquence d’une « foi trop importante dans la gnose technologique ». Une « purge intellectuelle » a été nécessaire.
• Le Changement de Discours : Sous la direction de Thierry Breton (lui-même ancien auteur de SF) puis de Didier Lombard, l’entreprise a rationalisé son discours. Les références explicites à la SF ont été gommées au profit de stratégies plus pragmatiques, axées sur le géomarketing (plan Next, colonisation de l’Afrique). Le discours est devenu plus lisse, plus proche de la « vieille économie », pour rassurer les investisseurs et les marchés devenus « réactionnaires » face aux « fous de l’Internet ».
La Stratégie comme Discours et le Philtre « Techno-Naturel »
Même après la rationalisation, l’influence de la SF demeure, mais elle est traduite.
• L’Approche Narrative : La stratégie est conçue comme un discours, une narration. Les multiples récits de l’organisation (y compris ceux inspirés par la SF) sont sélectionnés et formatés pour correspondre à la norme du discours stratégique officiel.
• Le Philtre « Techno-Naturel » : Pour rendre les innovations technologiques désirables et non menaçantes, l’entreprise utilise une idéologie « techno-naturelle ». Le marketing et la publicité (par exemple pour Orange) masquent la technologie brute en insérant les usages dans de grands espaces naturels. L’objectif est de présenter l’acte de télécommunication comme « naturel et humain », contournant ainsi les craintes de déshumanisation souvent véhiculées par la SF elle-même. Ce processus est qualifié de « philtrage » : après le filtrage idéologique, on applique un « philtre » marketing pour séduire.
3. Études de Cas : Projets Stratégiques chez France Télécom / Orange
L’influence de la science-fiction est traçable dans plusieurs projets emblématiques qui ont jalonné l’histoire de l’entreprise.
| Projet | Description et Objectifs | Liens avec la Science-Fiction |
| La Télématique (Minitel) | Projet précurseur des années 1970-80 qui a fait de France Télécom un leader du virtuel avant Internet. A permis la connexion et la mise en réseau de terminaux. | Bien que la SF de l’époque traitât peu des télécoms, l’innovation a été soutenue par des « technofictions » internes comme Les chroniques de Muxie (créées par EDF), qui utilisaient la fiction pour anticiper les usages et maîtriser l’impact de l’innovation. |
| Le Programme Cybermonde | Lancé en 2000, ce programme visait à définir les priorités de la R&D pour le futur d’Internet en explorant les technologies d’immersion, la réalité virtuelle et les avatars. | Le nom est une traduction directe du cyberespace de William Gibson. Le programme s’est explicitement inspiré de la SF pour construire une vision cohérente, citant des œuvres comme Matrix ou Minority Report pour anticiper les applications futures. |
| Le Projet Solipsis | Projet de monde virtuel massivement partagé basé sur une technologie peer-to-peer (P2P), open source et entièrement décentralisé. | Les créateurs, Gwendhal Simon et Joachin Keller, revendiquent une filiation directe avec Le Samouraï Virtuel de Neal Stephenson et son concept de métavers. Le roman a servi de vision fondatrice et de référence explicite dans leurs publications et présentations. |
| Le Mur de Téléprésence | Innovation permettant une communication audiovisuelle permanente et naturelle entre deux lieux distants, créant un effet de coprésence. | Le chef de projet, Eric Delacroix, cite la série Cosmos 1999 comme une source d’inspiration de jeunesse. La technologie réalise le fantasme de la visiophonie avancée, récurrent dans la SF depuis le « téléphonoscope » d’Albert Robida au XIXe siècle jusqu’aux télécrans de 1984 d’Orwell. |
| La Campagne Orange Star Wars | Partenariat marketing de 2005 où Orange s’est associé à la sortie de l’épisode III de Star Wars pour promouvoir des services sur téléphones mobiles (MMS, jeux, vidéos). | Démontre l’utilisation stratégique de la SF comme « philtre » marketing. Le téléphone portable devient un portail vers l’univers mythologique de Star Wars, associant la marque à un imaginaire puissant et positif pour séduire les consommateurs. |
4. Ambivalence et Tensions : Le Double Visage de la Science-Fiction
L’intégration de la science-fiction dans la stratégie d’entreprise n’est pas sans frictions. Elle est une force ambivalente, source de tensions et de paradoxes.
• Créativité vs. Délire : La SF est un puissant stimulant pour l’innovation, mais elle peut aussi mener à des « délires organisationnels » et à une perte de contact avec la réalité économique, comme l’a illustré la bulle Internet. Les managers doivent donc « traquer » et « contrôler » le délire pour ne pas nuire à la réputation de l’entreprise.
• Subversion vs. Management : Le courant cyberpunk, massivement influent, est par essence une philosophie libertarienne et anarchiste, qui conteste l’autorité des mégacorporations. Paradoxalement, Orange, archétype de la mégacorporation, utilise cet imaginaire subversif pour motiver ses employés et concevoir ses produits. Le « management cyberpunk » est même envisagé comme un futur possible du capitalisme.
• Culture d’Élite vs. Genre Populaire : Initialement considérée comme une culture « populaire », voire « prolétaire », la SF a été adoptée par les élites institutionnelles françaises (issues de Polytechnique, Normale Supérieure, etc.). Cependant, son image reste ambiguë. En interne, en parler ouvertement peut être mal vu par la hiérarchie, qui peut y voir un signe de puérilité ou de manque de sérieux.
• Anticipation vs. Reflet du Présent : Un débat interne existe sur la nature de la SF : est-elle une anticipation du futur (vision « Dantécienne ») ou une simple métaphore du présent (vision « Gibsonienne ») ? Cette tension reflète l’incertitude quant à son statut épistémologique au sein même de la R&D.
Cette ambivalence explique pourquoi la science-fiction, bien qu’omniprésente dans les esprits, est souvent un facteur caché de la stratégie, rarement cité dans les publications scientifiques ou les discours officiels, mais constituant le socle d’une subculture d’entreprise essentielle à sa dynamique d’innovation.
