Les visionnaires de la conquête de la Lune

Thomas Michaud, Editions Le Manuscrit, 2022

De la fiction à l’innovation, ces visionnaires qui ont changé le monde

1. La Maturation des Visions de la Conquête Lunaire : De l’Anticipation Littéraire à la Réalité

La conquête de la Lune n’est pas une idée récente, mais le fruit d’une longue maturation dans l’imaginaire humain, remontant au XVIIe siècle.

• Pionniers de l’Anticipation Spatiale : Dès 1655, Cyrano de Bergerac décrivait les premières fusées dans son roman États et empires du Soleil et de la Lune. En 1865, Jules Verne publiait De la Terre à la Lune, un roman qui « devint célèbre pour avoir anticipé la mission Apollo qui en 1969 ressemblait en de nombreux points à l’aventure décrite par le romancier français. »
• Le Rôle de l’Imagination et de l’Innovation : L’imagination est un moteur essentiel de l’innovation. « Une vision est en effet nécessaire à l’activation d’un processus d’innovation, et il fallut le génie de quelques visionnaires pour libérer les énergies créatives des acteurs techniciens, inspirant des milliers de scientifiques fascinés par la possibilité de réaliser les premières fusées imaginées par les artistes. »
• Accélération de l’Imaginaire : À mesure que la technologie progresse, la crédibilité des projets lunaires (colonies, industrie) augmente, et « l’imaginaire se déploie de plus en plus rapidement. »
• Acteurs Multiples : Les auteurs de science-fiction, les entrepreneurs, les ingénieurs, et même les décideurs politiques (par l’attribution de marchés) participent à la création et à l’émulation des visions de l’implantation humaine sur la Lune. Le développement du « New Space » est considéré comme « la clé de l’accélération de l’économie spatiale dans les prochaines années. »

2. Cyrano de Bergerac : Un Visionnaire de l’Imaginaire

Cyrano de Bergerac est reconnu comme un auteur fondateur de la science-fiction, bien que son génie réside davantage dans son imagination que dans sa rigueur scientifique.

• Premières Machines Volantes : Contrairement à Johannes Kepler qui utilisait des démons (Somnium, 1608) ou à Francis Godwin qui imaginait des oiseaux migrateurs (The Man in the Moon, 1638), Cyrano de Bergerac propose une « machine pour se rendre sur la Lune » dans États et empires du Soleil et de la Lune (1650). Son icosaèdre est considéré par certains comme l’ancêtre des fusées du XXe siècle.
• Imagination avant la Science : Selon Dominique Descotes, Cyrano n’avait pas de « compétence que ce soit dans les sciences. » « Tout au plus le spectacle de quelques feux d’artifice a-t-il dû stimuler son imagination. Mais, justement, ce n’est nullement l’esprit scientifique que Cyrano veut animer chez son lecteur, mais l’imagination. »
• Anticipations Remarquables : Au-delà de l’icosaèdre propulsé par des « fusées volantes » utilisant du salpêtre, Cyrano décrit un « livre parlant particulièrement novateur à l’époque, qui annonçait la radio par exemple. »
• Un Clin d’Œil à l’Histoire : Il est « étonnant que cette ville [Toulouse, point de départ de son engin lunaire] soit devenue la cité de l’aéronautique européenne, abritant notamment Airbus et de nombreuses industries spatiales. » L’œuvre de Cyrano a « contribué à populariser l’idée du voyage spatial, et donc à provoquer des réflexions chez les scientifiques des siècles qui lui succédèrent. »

3. Jules Verne et « De la Terre à la Lune » : Une Anticipation étonnante

Le roman de Jules Verne, De la Terre à la Lune (1865), est une œuvre pédagogique et visionnaire qui a influencé l’imaginaire collectif et, étonnamment, la réalité.

• Pédagogie et Popularisation Scientifique : Verne visait à « inculquer à la jeunesse de son temps les valeurs scientifiques, mais aussi les valeurs héroïques autour du thème du voyage sans retour. » Il s’est « documenté auprès des astronomes de son temps, » comme Arago. Ce roman participe à « la promotion de la laïcité et du savoir populaire. »
• Personnages Archétypaux :Michel Ardan : Un aventurier français « amoureux de l’impossible, » inspiré par Nadar, qui « voyait tout en grand, sauf les difficultés et les hommes. » Il est l’élément déclencheur du voyage habité.
• Barbicane, Nicholl et Maston : Les scientifiques et industriels. Barbicane et Nicholl, d’abord rivaux (l’un fabricant d’armes, l’autre de blindages), sont réunis par Ardan pour un objectif commun. Maston, malgré ses erreurs de calcul, coordonne l’opération. Leur collaboration met en lumière les « rapports entre savants, industriels et héros. »
• Critique Sociale et Contexte Historique :Le Gun Club et l’Antimilitarisme : L’idée d’envoyer un obus sur la Lune provient du Gun Club, un groupe d’armateurs s’ennuyant en « triste et lamentable période de paix. » Verne critique ironiquement leur « intérêt: la destruction de l’humanité à des fins philanthropiques, et l’amélioration des armes, qu’il considérait comme des instruments de civilisation. » Le projet lunaire canalise leurs énergies belliqueuses vers un but pacifique et universel.
• L’Après-Guerre de Sécession : Le roman reflète la situation des États-Unis sortant de la guerre de Sécession (1865), une période de « paix relative » et de « reconstruction » propice à l’industrialisation et à l’émergence de « grands capitalistes, innovateurs. » La localisation en Floride ou au Texas (États sécessionnistes) est symbolique de cette réconciliation nationale autour d’un grand projet.
• Le Télégraphe et la Collaboration Internationale : Le télégraphe est un symbole de la « révolution industrielle » et de la « communication entre l’Amérique et l’Europe. » Le financement du projet par « une souscription internationale » préfigure des collaborations modernes comme l’ISS, démontrant l’attrait universel de la conquête spatiale.
• De la Fiction à la Réalité (Mission Apollo) : Les similitudes entre le roman et la mission Apollo de 1969 sont « troublantes » :
• Les Américains furent les premiers.
• Le site de lancement de Cap Canaveral est proche du lieu choisi par Verne.
• Le vaisseau de Verne s’appelle « Columbiad, » la capsule Apollo « Columbia. »
• L’obus et les astronautes retombent dans le Pacifique.
• Les questions posées par Barbicane à Cambridge sont les mêmes que celles posées par Kennedy à la NASA.
• Influence sur les Innovateurs : Bien que « affirmer que le roman de Jules Verne fut à l’origine du projet Apollo serait un peu chauvin et erroné, » il est « probable que la circulation des récits dans l’imaginaire collectif finisse par créer les conditions de réalisation de certaines fictions. » Constantin Tsiolkovski, pionnier des fusées, s’est inspiré de Verne. Verne incarne un « esprit de pionnier, d’explorateur » que les entrepreneurs du New Space cherchent à « réactiver. »

4. Jeff Bezos et l’Influence Contemporaine de la Science-Fiction

Jeff Bezos, fondateur d’Amazon et de Blue Origin, est un fervent amateur de science-fiction, ce qui influence profondément sa vision de la conquête spatiale.

• Un Fan Inconditionnel : Bezos a « passé sa jeunesse à lire Asimov et Heinlein, et est un fan de Star Trek. » Il nomme son chien Kamala (personnage de Star Trek) et une de ses holdings Zefram LLC (créateur du warp drive). Il a même fait une apparition dans un film Star Trek.
• Inspiration pour Blue Origin : L’idée de créer Blue Origin est venue après avoir regardé le film October Sky avec l’auteur Neal Stephenson, qui lui a suggéré de « le faire. »
• Promotion de la Science-Fiction : Son intérêt se traduit par l’acquisition de plus de science-fiction pour le service de streaming d’Amazon, sauvant notamment la série The Expanse.
• Visions Critiques et leurs Implications : The Expanse dépeint une vision du futur où l’expansion capitaliste dans l’espace « pourrait causer une grande souffrance et une nouvelle lutte des classes, » avec les « Belters » de la ceinture d’astéroïdes vivant dans des conditions misérables. En promouvant ces récits, Bezos « contribue à diffuser des représentations du futur dans lesquelles sa vision stratégique se serait réalisée, » offrant soit « un avertissement sur les dérives possibles, » soit « une métaphore des conditions de vie réelle du lumpenprolétariat dans le capitalisme terrestre actuel, » ou « des aléas nécessaires à l’expansion cosmique de l’espèce humaine. »
• Vision d’une Humanité en Croissance dans l’Espace : Bezos envisage « une expansion du capitalisme terrestre dans l’espace, et le déplacement en orbite ou sur la Lune des industries les plus pollantes. » Il croit que « l’espèce humaine n’a pas vocation à se limiter, mais doit continuer à croître le plus possible, » visant une population de « cent milliards de personnes dans le futur, » ce qui s’oppose aux pensées collapsologues et écologistes. Il considère l’espace comme l’avenir de l’humanité pour produire plus de génies.
• Critiques et Complexité : Les projets des milliardaires sont critiqués pour leurs coûts écologiques et leurs motivations capitalistes. Cependant, « le capitalisme semble être un des moteurs les plus forts de l’expansion cosmique. » Il est important de noter que d’autres systèmes économiques, comme la Chine communiste et l’Union Soviétique, ont également utilisé la science-fiction pour stimuler l’intérêt et le développement spatial, confortant l’idée que « l’imaginaire, et en particulier la science-fiction, ne soit pas seulement influent sur le capitalisme, mais sur l’économie en général, et sur les sciences en particulier. »

Conclusion

La conquête spatiale, et particulièrement celle de la Lune, est un projet profondément enraciné dans l’imaginaire humain, formalisé et popularisé par la science-fiction des siècles passés. Des visionnaires comme Cyrano de Bergerac et Jules Verne ont posé les jalons de ce rêve, dont les récits ont étonnamment préfiguré des réalités techniques et géopolitiques (comme la mission Apollo). Aujourd’hui, des entrepreneurs comme Jeff Bezos, eux-mêmes profondément marqués par la science-fiction, tentent de concrétiser ces visions à une échelle industrielle, tout en diffusant des récits (parfois critiques) qui façonnent l’imaginaire collectif sur les futurs possibles de l’humanité dans l’espace. L’interaction entre la fiction, l’économie, la politique et la science continue de stimuler l’innovation et les aspirations humaines au-delà de la Terre.