
Cet ouvrage collectif analyse la relation complexe et multidimensionnelle entre la science-fiction (SF) et les processus d’innovation, en se basant sur une analyse approfondie des contextes fournis. Il ressort que la science-fiction n’est pas un simple divertissement, mais un outil puissant et de plus en plus institutionnalisé pour la réflexion stratégique, la conception et la critique technologique.
Les points à retenir sont les suivants :
1. La Double Fonction de la Science-Fiction : La SF remplit une double fonction essentielle pour l’innovation. D’une part, elle agit comme une source d’inspiration et un moteur utopique, proposant des visions de technologies futures (les « technologies utopiques ») qui stimulent la créativité des ingénieurs, des scientifiques et des entrepreneurs. D’autre part, elle sert de mécanisme d’avertissement et de critique, notamment à travers ses genres dystopiques et post-apocalyptiques, qui explorent les conséquences éthiques, sociales et environnementales d’un progrès technologique incontrôlé. Elle fonctionne comme un « signal d’alarme » pour les innovateurs.
2. L’Émergence de Méthodologies Structurées : L’utilisation de la SF dans l’innovation se formalise à travers des pratiques émergentes. Le Design Fiction, conceptualisé par Bruce Sterling, utilise des « prototypes diégétiques » pour suspendre l’incrédulité face au changement et explorer des mondes possibles centrés sur des objets ou des services. Le Science-Fiction Prototyping, développé par des acteurs comme Brian David Johnson chez Intel, emploie des récits de SF pour prototyper non seulement la technologie, mais aussi ses implications humaines et sociales. Ces approches sont utilisées pour la R&D, la stratégie et la communication.
3. Un Outil Pédagogique et Éthique : La science-fiction est de plus en plus intégrée dans la formation des ingénieurs pour développer une « culture technique » plus large, qui dépasse les seules connaissances scientifiques. Elle est utilisée pour enseigner la réflexion critique sur les usages sociaux et les implications politiques des technologies, et pour construire une approche éthique en confrontant les étudiants à des scénarios extrêmes (Ex Machina, Gattaca).
4. Influence sur les Idéologies et les Stratégies : La SF ne se contente pas d’inspirer des objets ; elle façonne des idéologies. Le concept de « Marsisme » illustre comment l’imaginaire de la conquête de Mars, alimenté par la SF, est devenu une « micro-idéologie technoscientifique » qui influence les stratégies d’acteurs comme Elon Musk et les politiques de R&D des agences spatiales. La SF participe ainsi à la construction de grands récits qui mobilisent des communautés entières autour de projets technoscientifiques.
5. La Théorie des Technotypes : Une théorie centrale qui émerge est celle des « technotypes », définis comme des archétypes technologiques résidant dans un « inconscient collectif technologique ». Selon cette approche d’inspiration jungienne, la science-fiction agit comme le révélateur de ces technotypes, les rendant conscients et les transformant en « technologies utopiques » qui guident ensuite les processus d’innovation.
1. La Double Fonction de la Science-Fiction : Inspiration et Avertissement
La science-fiction entretient une relation ambivalente avec le progrès technologique, servant à la fois de catalyseur pour l’imagination et de puissant outil de critique.
1.1. Le Rôle de Mise en Garde : Dystopie et Critique Sociétale
De nombreuses œuvres de science-fiction, en particulier dans les sous-genres apocalyptiques, post-apocalyptiques et de la climate fiction, agissent comme des avertissements contre les dangers d’un progrès technologique et d’une croissance non maîtrisés.
• Critique du Progrès Illimité : Des films comme Soylent Green, WALL-E et Elysium dépeignent les conséquences catastrophiques de la surconsommation, de la pollution et de l’épuisement des ressources. Ils mettent en évidence « l’incompatibilité entre la perpétuation de nos modes de vie et la réalité des limites planétaires ».
• Dangers Sociaux et Éthiques : La série suédoise Real Humans et des films comme Blade Runner et I, Robot explorent les risques liés à la commercialisation massive de robots humanoïdes et à l’intelligence artificielle, soulevant des questions sur la définition de l’humanité, l’inégalité sociale et la surveillance généralisée.
• Utilité pour l’Innovation : Loin d’être de simples récits pessimistes, ces scénarios sont considérés comme utiles pour les innovateurs. Nadine Boudou affirme que « L’hypothèse de la fin du monde sur laquelle reposent ces scénarios peut être utile aux innovateurs et les inspirer dans leurs recherches afin qu’ils puissent être mis au service du bien commun ». Ces fictions agissent comme un « signal d’alarme » (Walter Benjamin) et contribuent à l’émergence d’une « conscience globale » (Michael Fœssel).
1.2. Le Rôle d’Inspiration : Utopie et Imagination Créatrice
À l’opposé de la dystopie, la science-fiction est une source fondamentale d’inspiration pour les scientifiques, les ingénieurs et les entrepreneurs, en leur fournissant des visions et des concepts qui alimentent la R&D.
• Source de Vocations et d’Innovations : Des œuvres comme Star Trek ont inspiré des générations de scientifiques et d’astronautes. La série a été le berceau imaginaire de technologies comme le communicateur (inspirant le téléphone mobile) ou le tricordeur.
• Vision Stratégique : Les innovateurs et les entreprises se tournent vers la SF pour deux raisons principales :
1. Anticiper l’avenir de leurs industries et développer des discours stratégiques.
2. Créer leur propre SF institutionnelle pour promouvoir des visions et des technologies imaginées en interne.
• Création de Mythes Sectoriels : Certaines œuvres deviennent des mythes fondateurs pour des secteurs entiers. La robotique est influencée par les lois d’Asimov, la réalité virtuelle par la trilogie Matrix, et le voyage spatial par Star Trek et Star Wars. Ces mythes créent des représentations collectives qui guident la R&D.
2. L’Application Pratique de la Science-Fiction : Éducation, Méthodologie et Innovation
L’influence de la science-fiction a dépassé le stade de l’inspiration informelle pour devenir un champ d’application structuré, avec des méthodologies spécifiques utilisées dans l’éducation, la recherche et l’industrie.
2.1. Dans la Formation des Ingénieurs
La science-fiction est utilisée comme un outil pédagogique pour inculquer aux futurs ingénieurs une « culture technique » qui intègre des dimensions sociales, symboliques et éthiques. Cette approche vise à dépasser une vision purement fonctionnelle de la technologie. Les trois fonctions de la SF dans ce cadre sont :
• Fonction Projective : Permettre aux étudiants de se projeter dans des mondes possibles et d’envisager les conséquences de choix technologiques.
• Fonction Réflexive : Utiliser la fiction pour interroger de manière critique le monde présent et ses enjeux (liberté, vie privée, etc.), comme à travers la lecture de La vie algorithmique d’Eric Sadin.
• Fonction Cognitive : Servir d’expérience de pensée pour analyser des problématiques complexes. L’analyse de films comme Ex Machina permet d’aborder la question du dépassement de l’intelligence humaine par celle des machines.
Les étudiants sont également amenés à produire leurs propres récits de fiction pour construire et défendre leur positionnement éthique.
2.2. Méthodologies pour l’Exploitation des Imaginaires
Des recherches spécifiques sont menées pour exploiter de manière systématique les corpus de science-fiction. Une étude sur la figure du soldat d’infanterie dans plus de 300 œuvres de fiction (romans, films, jeux vidéo) a permis de dégager une méthodologie d’analyse :
• Qualité Variable des Imaginaires : Tous les imaginaires ne sont pas égaux. Certains reposent sur des explications « magiques » peu utiles, tandis que d’autres (souvent dans les jeux vidéo comme Call of Duty) proposent des visions très réalistes et scientifiquement pseudo-justifiées.
• Analyse du Contexte : Étudier la manière dont la fiction met en scène des situations crédibles pour questionner les projections actuelles (par exemple, la critique de la « tentation cybernétique » dans Ghost in the Shell).
• Analyse des Usages : Examiner les modalités concrètes d’interaction avec la technologie. L’analyse des interfaces dans Spider-Man Homecoming ou Star Wars révèle des problèmes d’ergonomie et de conception, transformant même les « erreurs » narratives en stimulants créatifs pour les designers.
2.3. Du Concept à la Pratique : Design Fiction et Prototypage
Deux pratiques formalisent l’usage de la SF dans le processus d’innovation :
• Design Fiction : Théorisé par Bruce Sterling, il s’agit de « l’usage délibéré de prototypes diégétiques pour suspendre l’incrédulité face au changement ». Il ne s’agit pas de raconter des histoires, mais de créer des mondes centrés sur des objets ou des services futurs pour en explorer les implications. C’est une forme de design qui utilise les outils de la fiction.
• Science-Fiction Prototyping : Développé par Brian David Johnson (Intel), cette méthode consiste à créer des prototypes sous forme de récits de science-fiction. L’objectif est d’explorer les implications humaines d’une technologie avant même sa création, en se concentrant sur les interactions et les conséquences sociales.
Ces méthodes sont utilisées dans les laboratoires de R&D pour stimuler l’idéation, communiquer une vision stratégique et aligner les équipes autour d’un futur désirable.
3. Science-Fiction, Idéologie et Mythologie Technoscientifique
Au-delà de son rôle d’outil, la science-fiction est un puissant vecteur d’idéologies et participe à la construction des mythes de l’ère technoscientifique.
3.1. Le « Marsisme » comme Micro-idéologie Technoscientifique
L’imaginaire de la conquête de Mars est un exemple de la manière dont la SF peut générer une « micro-idéologie technoscientifique ». Le Marsisme est défini comme le processus par lequel l’imaginaire martien suscite l’intérêt des communautés de recherche au point d’orienter les financements et les décisions politiques.
• Acteurs Clés : Des figures comme Robert Zubrin (Mars Society) et Elon Musk utilisent abondamment les thèmes et l’esthétique de la SF pour construire un discours fédérateur. Musk, en particulier, est perçu comme un « super-entrepreneur » dont la vision d’une civilisation multiplanétaire s’enracine dans les œuvres d’Asimov ou Heinlein.
• Effet Performatif : Ce discours attire les talents, les investisseurs et les clients, qui ont le sentiment de participer à un rêve collectif. Un cercle vertueux se crée où la fiction influence les acteurs qui, à leur tour, s’efforcent de la transformer en réalité.
3.2. La Théorie des Technotypes : Les Archétypes de l’Innovation
Une théorie fondamentale proposée est celle des technotypes, inspirée de la psychologie de Carl Jung.
• Définition : Les technotypes sont des archétypes technologiques qui résident dans un « inconscient collectif technologique ». Ce sont des structures latentes qui préexistent dans la psyché humaine.
• Rôle de la SF : La science-fiction est le principal médium qui permet de « conscientiser » ces technotypes. Elle les extrait de l’inconscient et les formalise sous forme de « technologies utopiques » (vaisseaux spatiaux, robots, réalité virtuelle, etc.).
• Processus d’Innovation : Ces technologies utopiques deviennent alors des représentations collectives qui stimulent l’imagination des inventeurs et guident la R&D. L’innovation est ainsi vue non pas comme une création ex nihilo, mais comme la découverte et la matérialisation de ces technotypes préexistants.
3.3. Critique de la Mentalité d’Ingénieur et de l’Inévitabilité Technologique
La science-fiction peut également renforcer des idéologies problématiques, notamment le déterminisme technologique. Le discours institutionnel de la profession d’ingénieur, tel qu’illustré par le rapport The Engineer of 2020, est critiqué pour sa promotion d’une vision où le changement technologique est inévitable et où tous les défis sociétaux sont transformés en « problèmes à résoudre » par des moyens techniques. C’est ce qu’on appelle « l’instrumentalisation du social ».
• Un Rôle de Renforcement : Une partie de la SF, en célébrant le progrès technique, peut nourrir cette vision technocratique.
• Un Potentiel de Dépassement : Cependant, d’autres formes de SF, notamment la science-fiction féministe et de genre (Herland de C.P. Gilman, La Main gauche de la nuit d’U. Le Guin), offrent des réflexions essentiellement politiques et sociales. Elles proposent des mondes alternatifs qui remettent en question les structures de pouvoir et les relations sociales, démontrant que la SF peut être un outil pour réinventer des utopies sociales contre l’hégémonie de la techno-utopie.
4. Analyse Systématique de la Littérature Académique
Une revue systématique de la littérature (SLR) sur 105 articles académiques issus des bases de données EBSCO et JSTOR a été menée pour comprendre comment le monde académique aborde la relation entre la SF, l’innovation et les organisations.
| Théories | Comportements | Organisations | Technologies/Produits/Services | Total | |
| Description | 14 | 4 | 23 | 27 | 68 |
| Transformation | 7 | 2 | 7 | 21 | 37 |
| Total | 21 | 6 | 30 | 48 | 105 |
Les conclusions principales de cette revue sont :
• Un Potentiel Génératif Sous-exploité : La majorité des articles (68 sur 105) utilisent la SF comme un outil pour décrire ou analyser des mondes virtuels, des technologies ou des formes d’organisation existantes ou fictives. Moins d’articles l’étudient comme un outil de transformation active de la réalité. Le pouvoir générateur de la SF reste donc largement sous-mobilisé dans la recherche académique.
• Thèmes Dominants dans la Littérature :
◦ Visions Dystopiques de la Technologie : La technologie y est souvent dépeinte comme moderne, omniprésente, autonome et, finalement, incontrôlable par l’homme, menant à des scénarios post-apocalyptiques.
◦ Révélation des Idéologies : La SF est un médium efficace pour critiquer les idéologies sous-jacentes aux systèmes organisationnels, qu’ils soient capitalistes, totalitaires ou bureaucratiques. Elle utilise un processus de « monumentalisation » pour représenter les entreprises et les technologies comme des forces écrasantes.
◦ Exploration du Post-humanisme : Le genre explore en profondeur la frontière entre l’homme et la machine (cyborgs, robots, IA), soulevant des questions métaphysiques sur la nature de l’humanité.
5. Citations Notables
Sur l’utilité des scénarios catastrophes (Nadine Boudou) : « L’hypothèse de la fin du monde sur laquelle reposent ces scénarios peut être utile aux innovateurs et les inspirer dans leurs recherches afin qu’ils puissent être mis au service du bien commun. »
Sur la définition du Design Fiction (Bruce Sterling) : « C’est l’utilisation délibérée de prototypes diégétiques pour suspendre l’incrédulité face au changement. […] Ce n’est pas un genre de fiction. C’est un genre de design. Il raconte des mondes plutôt que des histoires. »
Sur la mentalité d’ingénieur (Hélène Vérin) : « [Le projet de l’ingénieur] prend la forme d’un problème, c’est-à-dire, par définition, ce qui contient dans l’énoncé de ses termes les conditions de possibilité de sa résolution. »
Sur le rôle de la SF dans le développement de la créativité (Genrich Altshuller) : « La lecture de la science-fiction aide sans aucun doute à développer l’imagination créatrice ; cependant, elle ne peut remplacer une formation systématique. L’imagination doit être développée systématiquement par des exercices spéciaux. »
Contents
1. Technological Innovations in the Post-Apocalyptic World: Lessons Learned from Science Fiction Movies, Nadine Boudou.
2. Using Science Fiction in Engineering Education: Technological Imagination as an Element of Technical Culture, Marianne Chouteau end Céline Nguyen.
3. Engineers Versus Designers: Transposition of the Technical Imaginary World into the Visual, Florin Alexa-Morcov.
4. Imaginary Worlds to Be Projected or to Be Criticized? Methodological Considerations, Nicolas Minvielle, Remy Hemez and Olivier Wathelet.
5. Marsism, from Science Fiction to Ideology, Thomas Michaud.
6. Quo Vadis Engineering? Science Fiction as a Means to Expand the Epistemic Boundaries of Technoscientific Innovation, Marie-Luc Arpin, Corinne Gendron, Nicolas Merveille and Jean-Pierre Revéret.
7. Design Fiction, Technotypes and Innovation, Thomas Michaud.
8. Science Fiction, Innovation and Organization: Where Do We Stand?, Sonia Adam-Ledunois, Claire Auplat and Sébastien Damart.