Science-fiction et neurotechnologies

Thomas Michaud

De la fiction à l’innovation, ces visionnaires qui ont changé le monde, Le Manuscrit, 2022

1. Elon Musk et l’Imaginaire des Neurotechnologies et Biotechnologies

Elon Musk est présenté comme une figure emblématique de l’entrepreneuriat moderne, profondément inspiré par la science-fiction. Ses entreprises, notamment Neuralink, visent à réaliser des visions issues de cet imaginaire, telles que la numérisation du cerveau et l’implantation de puces pour augmenter les capacités cognitives ou guérir des maladies.

Neuralink et la Neuroconnexion: Neuralink, une filiale d’Elon Musk, cherche à implanter des puces dans le cerveau humain pour « guérir de nombreuses maladies psychiques comme la dépression, de certaines paralysies, et de développer des interfaces cerveaux-machines par neuroconnexion. » L’objectif ultime est de réaliser des « rêves les plus fous », bien que le secteur soit encore au stade expérimental et en quête de financements.
Le concept de « neural lace »: Ce concept, central pour Neuralink, est attribué à l’auteur de science-fiction Iain Banks. Il décrit un dispositif qui « grandit avec le cerveau et qui permet une interface cerveau-ordinateur sans fil, » capable de « libérer certains produits chimiques à l’aide d’une pensée » et même de « restaurer la conscience humaine après la mort, en la téléchargeant vers un serveur. » En 2015, une technologie similaire a été décrite dans Nature Nanotechnology, inspirant des entreprises comme celle de Musk.
Critiques et Réactions Publiques: Les annonces d’Elon Musk, notamment sa prédiction selon laquelle « le langage humain sera bientôt obsolète » grâce aux implants Neuralink, suscitent des réactions majoritairement négatives auprès du public français. Les internautes ont qualifié son discours de « folie, » « dangereux, » ou « cinglé, » l’accusant de vouloir « transformer l’humanité en machines » et de ne pas tenir compte des dérives de la science-fiction. Ces réactions soulignent une « peur quasiment irrationnelle vis-à-vis de l’innovation, dès lors qu’elle semble palpable. »

2. La Neuroconnexion, Utopie Cyberpunk

Le courant cyberpunk a fortement influencé l’imaginaire des neurotechnologies, introduisant le concept de neuroconnexion.

Cyberespace et Désincarnation: Des œuvres comme Neuromancien de William Gibson décrivent le cyberespace comme une « hallucination consensuelle » accessible par neuroconnexion, offrant la « sensation extatique de vivre dans un univers désincarné dans lequel la souffrance physique a disparu. »
Immortalité Cognitive et Transfert de l’Âme: Le « rêve ultime des cyberpunks » est de « transférer leur âme » dans des mondes virtuels pour « accéder à l’immortalité cognitive, » comme dans La cité des permutants de Greg Egan. Cela nécessite la « numérisation de l’âme, » un « Graal pour les chercheurs en intelligence artificielle. » Des films comme Chappie et Replicas explorent ce thème.
Augmentation des Capacités Cognitives: Greg Egan a popularisé l’idée des « mods, » des « puces cognitives qui augmentent les capacités des individus, » leur conférant des « facultés prodigieuses, voire des identités multiples. » Cela s’inscrit dans le projet transhumaniste d’amélioration de l’humain.
Télépathie et Cyborgisation: La science-fiction cyberpunk envisage également la « réalisation de la télépathie grâce à une modification mécanique du cerveau humain, » comme dans Ghost in the Shell, soulevant les « enjeux, dangers et questions éthiques relatifs à la cyborgisation de l’être humain. »
L’Initiative BRAIN: L’intérêt accru pour la connaissance du cerveau dans la communauté scientifique a conduit à des initiatives majeures comme la « BRAIN Initiative (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies) » lancée en 2013 par l’administration Obama.

3. La Génétique et le Mythe de « Jurassic Park »

L’imaginaire de la science-fiction s’étend également au domaine de la génétique, avec Elon Musk et son bras droit Max Hodak exprimant le désir de créer un « Jurassic Park. »

Reconstituer des Espèces Disparues: En avril 2021, Max Hodak a affirmé sur Twitter : « Nous pourrions construire un Jurassic Park. Ce ne seraient pas d’authentiques dinosaures, mais avec quinze ans d’ingénierie et de développement, nous pourrions avoir de nouvelles espèces super exotiques. » Bien que la recréation de dinosaures soit techniquement complexe, Musk envisage de redonner vie à des mammouths grâce à des techniques génétiques.
Critiques Éthiques et Publiques: Le film Jurassic Park est cité comme une critique des « dérives possibles liées à un projet éthiquement contestable. » Les réactions du public à l’annonce de Hodak ont été « massivement » négatives, accusant Musk de « folie et mégalomanie » et regrettant « l’inutilité » de telles expériences par rapport à des « préoccupations plus nécessaires comme la lutte contre la pauvreté ou la sauvegarde des écosystèmes. »
Utilisation Pédagogique et Scientifique: Malgré les critiques, Jurassic Park a montré son utilité comme « outil pédagogique dans les classes de science et de chimie, » suscitant un « intérêt collectif pour la science et la technologie. » Le film est également « cité dans de nombreuses publications scientifiques, » conférant aux pratiques de laboratoire « une dimension imaginaire, économique et politique potentiellement intéressante pour capter l’attention du public et des investisseurs. »

4. L’Influence Ambivalente de la Science-Fiction sur la Réalité Économique

La science-fiction est une « matrice discursive structurante du capitalisme, » influençant non seulement les chercheurs et les entrepreneurs, mais aussi les investisseurs et le grand public.

Catalyseur d’Innovation: La science-fiction « diffuse des technologies utopiques ou dystopiques qui finissent bien souvent par se réaliser dès lors que des investissements suffisants sont injectés dans des programmes ambitieux. » Les investisseurs y voient un « intérêt important dans la mesure où ces récits fascinent les masses et façonnent leurs représentations du futur. »
Peur et Rejet: Cependant, cette influence n’est pas toujours positive. À une période d’enthousiasme, « succède une autre de désillusion, voire de peur quasiment irrationnelle vis-à-vis de l’innovation. » Les réactions négatives aux annonces de Musk témoignent d’une « opposition à un imaginaire science-fictionnel adoré par Musk, mais aussi souvent synonyme de folie technoscientifique hostile à l’humanité pour une grande partie du public. »
Le Storytelling des Leaders Hyperréels: Des leaders comme Elon Musk, Jeff Bezos et Mark Zuckerberg sont décrits comme des « leaders hyperréels, » utilisant le « storytelling science-fictionnel » pour leurs entreprises. Ils « maitrisent ce nouveau storytelling, touchant l’imaginaire dominant au niveau global, » et « érigent les auteurs en véritables visionnaires, avec toutefois une hiérarchie entre les écrivains. »
Filtrage et Reconfiguration Dicsursive: Le capitalisme tend à « récupérer des récits futuristes émanant de la culture populaire » et à « extraire l’imaginaire technique » pour le « purger de sa charge potentiellement négative ou immorale. » Les entrepreneurs « transforment la forme bien souvent dystopique » de ces visions pour les présenter comme des « sources de progrès pour le genre humain, » évitant d’aborder les « dérives » ou les « questions éthiques. » Par exemple, Zuckerberg ne fait pas directement référence au métavers dystopique de Neal Stephenson.
Science-Fiction comme Prophétie ou Avertissement: La science-fiction est perçue comme un « imaginaire spécifique au système technoscientifique global, » une « mythologie » qui « constitue une croyance partagée par un grand nombre d’acteurs participant au système productif dominant. » Elle peut être un « imaginaire paradisiaque » envisageant des technologies libératrices, ou un « imaginaire de l’enfer industriel » critiquant les « dérives occasionnées par une systématisation et une utilisation immorale de nouvelles technologies. »
Le Rôle des Auteurs: Les auteurs de science-fiction sont considérés comme des « visionnaires » ou même des « prophètes de l’ère industrielle, » annonçant les « finalités technologiques à accomplir » ou les « dérives à contourner. » La question est posée de savoir si « toute vision est bonne à dire, sachant qu’elle pourra être utilisée à bon ou à mauvais escient. »

5. Thèmes Clés et Faits Importants

Neurotechnologies: L’ambition de numériser le cerveau, d’implanter des puces pour l’augmentation cognitive (mods) ou la guérison (dépression, paralysie), et le développement d’interfaces cerveau-machine (neuroconnexion, neural lace).
Immortalité et Transfert de Conscience: Le désir de transférer l’âme ou la conscience dans des machines ou des mondes virtuels pour atteindre une forme d’immortalité cognitive, un « Graal » pour la recherche en IA.
Ingénierie Génétique: Les projets de « dédés-extinction » (mammouths) et l’idée de créer de nouvelles espèces, inspirés par le mythe de Jurassic Park.
Influence de la Science-Fiction: La SF inspire directement les entrepreneurs, les chercheurs et les investisseurs, mais génère également des peurs et des critiques intenses du public face à des innovations perçues comme dangereuses ou déshumanisantes.
Le Rôle d’Elon Musk: Incarnation du leader « hyperréel » qui s’approprie les récits de SF pour alimenter ses projets et son storytelling, tout en filtrant les aspects dystopiques pour les présenter comme des avancées positives.
Dilemmes Éthiques: Les technologies issues de la SF soulèvent des questions éthiques fondamentales concernant la cyborgisation, la manipulation du vivant, la numérisation de l’esprit et l’utilisation militaire potentielle des innovations.
Capitalisme Narratif: L’économie est de plus en plus alimentée par des récits et des imaginaires collectifs, la science-fiction devenant une composante essentielle du « storytelling stratégique » des grandes entreprises et des leaders technologiques.

En conclusion, la science-fiction est un moteur puissant pour l’innovation et l’investissement dans le capitalisme technoscientifique, mais elle est également le miroir des craintes et des interrogations éthiques profondes de la société face à un progrès technologique rapide et souvent perçu comme ambigu. Le dialogue entre « pros et anti science-fiction » est crucial pour « permettre l’émergence de positions éthiques favorables à la création d’innovations vertueuses. »