William Gibson et le cyberespace

Thomas Michaud, Editions Le Manuscrit, 2022

De la fiction à l’innovation, ces visionnaires qui ont changé le monde

  • Création du Concept : William Gibson est l’inventeur du concept de « cyberespace », imaginé pour la première fois dans une nouvelle de science-fiction de 1982 et popularisé dans son roman emblématique « Neuromancien », publié en 1984.
  • Définition Iconique : La définition la plus connue du cyberespace est extraite de « Neuromancien » : « Le cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques… Représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposée dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de ville, dans le lointain… »
  • Métaphore d’Internet : Bien qu’Internet n’existait pas sous sa forme actuelle à l’époque de la rédaction de « Neuromancien » (le Minitel ayant été lancé en France en 1982), le cyberespace est considéré comme une métaphore précurseur de ce réseau interconnecté.
  • Inspiration Personnelle et Abstraction : Gibson s’est inspiré de l’observation des utilisateurs de jeux vidéo dans les salles d’arcades, fasciné par l’immersion qu’ils semblaient ressentir : « Tous les gens de ma connaissance qui travaillent avec des ordinateurs semblent développer une croyance selon laquelle il y a une sorte d’espace derrière l’écran, un endroit qu’on ne peut voir, mais dont vous savez l’existence. » Il a lui-même admis une ignorance des détails techniques des ordinateurs, voyant le cyberespace comme une expérience hallucinatoire et extatique, comparable au LSD. Il considérait les ordinateurs dans ses livres avant tout comme une métaphore de la mémoire humaine et de l’identité.
  • « Buzzword » Évocateur : Le terme « cyberespace » est rapidement entré dans le langage courant, repris par des philosophes comme Pierre Lévy et dans des publications scientifiques. Henri Desbois note que « cyber » garde une aura technologique suffisante pour créer un néologisme, un « buzzword », « évocateur et sans signification particulière », choisi pour sa sonorité et ses connotations riches mais imprécises.

1. William Gibson et la Genèse du Cyberespace

2. Le Cyberespace dans l’Imaginaire Collectif et son Évolution

  • Lien avec la Culture des Ingénieurs : Le terme « cyberespace » est passé de la science-fiction au monde des ingénieurs, puis au grand public. Une partie significative du secteur informatique était constituée d’amateurs de science-fiction, fortement imprégnés par l’imaginaire cyberpunk de la fin des années 1980 et 1990.
  • Tentative de Marque Déposée : L’anecdote de la tentative d’Autodesk de déposer le terme « cyberespace » comme marque pour un système de réalité virtuelle, qui a échoué en raison de l’opposition de Gibson lui-même, est révélatrice des liens étroits entre la science-fiction et la culture des ingénieurs.
  • Concept Politique et Libertarien : Le concept de cyberespace a évolué vers une notion politique. La « Déclaration d’indépendance du cyberespace » de John Perry Barlow (Electronic Frontier Foundation) en 1996 appelait à défendre la liberté d’expression sur Internet, perçu comme un « New Home of Mind ». Les premiers adeptes étaient des libertariens, voyant Internet comme une « noosphère » et un espace anarchique où la liberté individuelle était totale, à l’image du roman de Gibson.
  • Institutionnalisation et Synonyme d’Internet : Progressivement, le cyberespace est devenu un concept technique et juridique, s’éloignant de l’idéal libertarien. Il est aujourd’hui un synonyme d’Internet et des espaces virtuels créés par les TIC, utilisé par de grandes institutions internationales et faisant l’objet de publications académiques (ex: « Journal of Cyberspace Studies », chaire UNESCO).
  • Utopie Numérique et Cerveau Planétaire : Le terme incarne la traduction par la science-fiction des utopies numériques issues de la cybernétique. Il a servi de concept fédérateur pour l’utopie de la communication, désignant un « réseau universel connectant tous les individus à l’échelle planétaire et constituant une sorte de « cerveau planétaire » comme le nomme Joël de Rosnay, producteur d’une « intelligence collective », selon la formule de Pierre Lévy. »

3. La Nature de l’Œuvre de Gibson : Métaphore, Anticipation et Dystopie Ambiguë

  • Gibson, le Poète des Métaphores : Gibson ne se considère pas comme un prophète, mais comme un créateur de métaphores. Il affirme : « je n’ai pas pour but de donner des prédictions spécifiques ou d’émettre des jugements, mais de trouver un contexte fictionnel adéquat dans lequel examiner les bienfaits incertains de la technologie. » Ses technologies utopiques sont des métaphores d’une réalité technique partiellement inaccessible, stimulant l’imaginaire pour définir les contours d’un monde à venir. Son « ignorance [des détails techniques] m’avait permis de les idéaliser. »
  • Le Cyberpunk : Un Genre aux Multiples Interprétations : Si la réalité des héros cyberpunks est souvent précaire et dystopique (environnement dégradé, relations humaines dévalorisées, corps dévalorisé face à l’expérience virtuelle), les technologies qu’ils utilisent sont souvent utopiques. Le genre n’est pas uniquement dystopique ; il décrit « une utopie dans le virtuel. »
  • Influence sur les Techniciens : L’imaginaire cyberpunk, malgré ses aspects sombres, a inspiré une génération de chercheurs et d’ingénieurs, particulièrement dans la Silicon Valley, qui ont retenu la dimension subversive et le potentiel innovant des technologies décrites. Il a servi de « laboratoire expérimental d’idées en gestation. »
  • Débat sur la Fonction Critique : La fonction critique du cyberpunk est débattue. Certains se demandent si le capitalisme, incapable de générer son propre utopisme, réalise des technologies décrites comme dystopiques, rendant la fonction critique de la science-fiction « inopérante, voire aux effets inverses à ceux escomptés, alimentant le capitalisme en technologies potentiellement sources d’aliénation et de déshumanisation. »

4. Les Technologies Utopiques de William Gibson (Sélection)

Gibson a imaginé 93 technologies, dont 31 sont jugées particulièrement significatives de l’atmosphère cyberpunk et ont inspiré les recherches actuelles :

  • Cyberespace / Matrix : Espace de réalité virtuelle partagée, anticipant notre Internet et l’idée de mondes virtuels comme dans le film « Matrix ».
  • Construct / Recorded Personalities : Version numérique de la personnalité d’une personne décédée, permettant de continuer à communiquer avec les morts. Non encore réalisée mais en recherche.
  • Eyephone / GPS Sunglasses : Systèmes de projection d’images sur l’œil (visiocasques, lunettes de réalité augmentée), préfigurant les Google Glass et d’autres dispositifs.
  • Implanted Microprocessor Monitor : Puces implantées dans le corps pour le contrôle des employés, soulevant des questions éthiques toujours d’actualité.
  • Kitchen Korner : Réfrigérateur intelligent et communicant, précurseur des réfrigérateurs connectés actuels.
  • Nanotech Buildings : Immeubles construits avec des fibres nanotechnologiques, inspirés des travaux sur la nanotechnologie.
  • Polycarbon Exo : Exosquelettes, technologie popularisée par les cyberpunks et en plein développement pour les soldats et ouvriers.
  • SimStim / Trode-Net : Technologies de neuroconnexion permettant la stimulation cérébrale par l’enregistrement d’expériences d’autrui ou la connexion cerveau-ordinateur, encore embryonnaires mais faisant l’objet de recherches intensives.
  • Virtual Meeting : Espaces informatiques de rencontre et de réunion, décrivant les sites de visioconférence généralisés aujourd’hui.

En résumé : L’œuvre de William Gibson, en particulier le concept de cyberespace, a eu un impact colossal sur l’imaginaire technologique et sociétal. Partant d’une intuition poétique et métaphorique, il a non seulement donné un nom à une technologie embryonnaire (Internet), mais a également anticipé de nombreuses innovations qui se réalisent aujourd’hui. Le cyberpunk, en tant que genre, offre une réflexion complexe sur l’avenir, mêlant dystopie du réel et utopie du virtuel, dont l’interprétation et l’appropriation par les acteurs de l’innovation continuent de susciter le débat.

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