Rememory, et le mythe de la technologie de Mémoire totale

Rememory, Canada, 2017

Dans le film Rememory, le psychologue Gordon Dunn a inventé une machine capable de revoir les souvenirs d’une personne. Cette technologie révolutionnaire promet de changer la manière de rendre la justice, de soigner Alzheimer et même de guérir de nombreuses maladies psychiques en confrontant les individus à des évènements traumatiques, ou heureux. Pour mettre au point son prototype, le chercheur a utilisé plusieurs cobayes, sans toutefois parvenir à faire disparaitre de nombreux effets secondaires rendant la vie quotidienne des participants à l’expérience infernale. En effet, la confrontation à des souvenirs enfouis peut provoquer des hallucinations, l’apparition de personnes présentes dans la mémoire dans la réalité. Gordon Dunn est retrouvé mort et son prototype a disparu, rendant nerveux les administrateurs de l’entreprise Cortex, qui escomptaient la commercialiser et en tirer des revenus substantiels. Toutefois, sans les connaissances du scientifique, il est impossible de terminer ce projet. Sam Bloom s’intéresse à l’affaire pour des raisons personnelles et décide d’interroger les cobayes, afin de déterminer s’ils sont coupables d’un éventuel crime. Une d’entre eux s’est suicidée, ne pouvant plus supporter les phénomènes psychiques liés à l’utilisation de la machine. Une autre, la maitresse de Dunn, cherche à récupérer des souvenirs compromettants afin d’éviter qu’ils soient divulgués. En fait, personne n’a tué le psychologue. Celui-ci a été tué par sa machine alors qu’il cherchait à effacer des souvenirs de sa fille décédée.

Le film s’inscrit dans la continuité de films mettant en scène ce que la chercheuse Emmanuelle Caccamo nomme les technologies de « mémoire totale ». Il propose en effet une représentation d’une machine capable de numériser les souvenirs et de les revivre d’une manière extrêmement réaliste. Le psychologue a échafaudé une théorie selon laquelle la confrontation à ces images d’un passé traumatique ou heureux peut permettre une catharsis et la guérison des patients. Ce type de technologie est aussi utilisé pour prouver les propos d’une personne accusée d’un crime. En effet, rien n’est plus précis et juste que le visionnage des souvenirs d’une personne pour prouver ou non sa culpabilité.

Emmanuelle Caccamo, qui a consacré sa thèse au sujet, affirme notamment que la science-fiction se réapproprie et narrativise les objets techniques existants, et nourrit en retour des liens étroits avec la science appliquée à l’industrie, c’est-à-dire les technosciences. Science-fiction et innovation constituent donc un couple performatif dans un système économique qui cherche à réaliser les technologies des récits les plus futuristes en les purgeant de leur négativité critique.

Ce type de technologie s’inscrit dans le projet transhumaniste d’augmenter les facultés humaines grâce à la technologie. Il est intéressant de noter que la science-fiction diffuse des représentations souvent critiques de ces  machines, en montrant essentiellement les effets pervers qu’elles génèrent. Le discours transhumaniste en retient la dimension positive, en imaginant de quelle manière ces engins pourraient procurer un progrès dans l’existence des êtres humains. Dans le film Rememory, la machine finit par tuer son créateur, montrant que les inventeurs de machines révolutionnaires finissent souvent par être dépassés par leur machine. D’ailleurs, dans les œuvres de Jules Verne, les machines étaient bien souvent détruites avant la fin du roman, soit volontairement, soit accidentellement, montrant que ces objets révolutionnaires n’en demeurent pas moins fragiles face  l’ordre existant et qu’il leur faudra des générations avant d’être totalement acceptables par l’ordre social. Dans le cas de la machine à lire la mémoire, elle s’inscrit dans la lignée du mythe de la machine à lire les pensées, qui est un vieil imaginaire de la science-fiction. On trouve par exemple cette idée dans les récits merveilleux scientifiques français du début du vingtième siècle comme Nounlegos (1919) de Raoul Bigot, La lumière bleue (1930) de Paul Féval fils et Henri Boo-Silhen ou La machine à lire les pensées (1937) d’André Maurois. La chercheuse Fleur Hopkins-Loféron affirme d’ailleurs que « les thèmes de la lecture des pensées et de la télépathie, caractérisés par de discrètes effractions dans l’esprit des autres, ont été essentiellement rapprochés de l’imaginaire de l’œil omniscient »[1]. Elle ajoute que « le motif littéraire de la visualisation des pensées s’accompagne presque toujours d’un appareil, nécessaire à la découverte d’ l’intériorité. Celui-ci relève de ce que le chercheur en archéologie des médias Eric Kluitenberg appelle « machine imaginaire », c’est-à-dire des « machines qui médiatisent des désirs impossibles ». Dans La Machine à lire les pensées, l’Académicien André Maurois a ainsi imaginé un psychographe capable d’enregistrer les pensées.

La réflexion sur la possibilité de lire les pensées est donc un imaginaire ancien remontant aux débuts de la science-fiction. Les progrès des neurosciences et des neurotechnologies font penser que la réalisation de telles machines est désormais envisageable, d’autant que ces recherches sont justifiées par une puissante idéologie transhumaniste au service du capitalisme technoscientifique. Ainsi, si ces nombreuses machines peuvent appartenir à un imaginaire quelque peu infernal, dans la mesure où elles sont souvent la cause de catastrophes ou de situations problématiques, leur réalisation par le système productif n’est qu’une question de temps, la science et la R&D se fixant bien souvent comme perspective de réaliser les innovations les plus incroyables.


[1] Fleur Hopkins-Loféron, “Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées dans le récit d’imagination scientifique français”, Artefact [Online], 17 | 2022, Online since 25 November 2022, connection on 23 February 2023. URL: http://journals.openedition.org/artefact/13164; DOI: https://doi.org/10.4000/artefact.13164

Thomas Michaud

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